Y a de ces miracles quand même… On peut rire de l’acteur qu’est devenu Bernard Menez par la suite, avoir une telle personnalité dans un film, si tant est qu’on arrive à le mettre en scène (en situation en l’occurrence ici), c’est de l’or. Comme le dit une des trois gourdes en partant de la “villa” à la fin, sans lui, ces vacances auraient été ratées. Le miracle du film, il tient pour une bonne partie en la présence de cet étrange énergumène apportant le contrepoint parfait à ce triangle féminin retiré loin semble-t-il des considérations coquines de leur âge ou simplement parisiennes. Il faut une bonne dose d’inconscience et de nez pour oser foutre Bernard Menez entre leurs pattes.
De tels acteurs, il n’en fleurit pas tous les jours. Jeunes (Menez l’était encore), ils sont là, à attendre qu’on décèle les capacités hors norme de leur personnalité. Il faut les cueillir très tôt, avant qu’ils renoncent à force de ne jamais coller aux emplois qu’on leur affecte, ou pire… qu’ils deviennent de bons acteurs après avoir lissé tous les défauts charmants qui font le sel de leur personnalité. Ce type d’acteurs n’a pas à espérer s’imposer grâce à son talent, le plus souvent il en est dépourvu, et c’est bien l’emploi qu’on en fait qui vaut de l’or. Non pas que Menez soit mauvais (difficile de l’affirmer dans un film où, essentiellement, il improvise), mais c’est une personnalité tellement enfermée dans sa bulle, s’échinant médiocrement à faire comme les autres pour se rendre sympathique, qu’il en devient à la fois lourd et amusant. Un personnage qu’on ne rencontre jamais dans les romans ou au théâtre, que chacun a pu rencontrer dans sa vie, voire en être à sa manière un soi-même : il faut donc les cueillir quand ils apparaissent et savoir surtout leur laisser autant de liberté nécessaire à faire éclater leur personnalité si singulière… Pour mettre en scène un tel tempérament, il faut trouver la bonne dose d’improvisation dirigée, marcher en permanence sur des œufs. C’est que les menez sont très susceptibles et ne supportent pas de voir qu’on se fout de leur tête (c’est d’ailleurs un peu cette susceptibilité, et cette propension à se plaindre, à se calimeroser, qui les rendent drôles et pathétiques). J’en ai eu un, un jour comme ça dans un cours, une vraie perle qui faisait rire les spectateurs dès la première syllabe, et qui, plus il tendait l’oreille pour essayer de comprendre pourquoi on se marrait, plus il nous faisait rire. Mais à force de suspecter qu’on se foutait plus de sa gueule que du personnage, plus on se rapprochait aussi du moment fatidique où le bonhomme allait comprendre que les spectateurs s’ils riaient, c’était en partie parce que, même avec un personnage comique, il y avait comme une sorte d’évidence dans le caractère qui faisait que le personnage et l’acteur se fondaient l’un dans l’autre, qu’on ne savait plus qui était qui, et on se moquait non plus du personnage, non pas non plus de l’acteur, mais de cette sorte de combinaison qui échappait à la raison, une illusion fascinante autant qu’éphémère, qui provoquait l’hilarité par une sorte de sidération incrédule face à ce qui se jouait devant nous… Bernard Menez, il est fort probable, comme les trois jeunes filles qui tiennent le haut de l’affiche (et qui ne sont probablement pas meilleures comédiennes que lui), peut donc s’en sortir en improvisation dirigée, avec une situation collant à la réalité, avant qu’il lisse son jeu, comprenne les trucs qui fassent rire les spectateurs comme un enfant provocant les mêmes tours en face des adultes pour les amuser, ou avant que sa susceptibilité (et son désir de jouer un type de personnages — souvent des don juan — qu’il n’interprétera jamais) le braque et claque la porte.
Et ça tombe bien, parce que l’improvisation dirigée, c’est très probablement ainsi que Jacques Rozier a mis en scène les acteurs dans Du coté d’Orouët.
Difficile de coller le plus à la réalité quand on se barre au bord de la plage et qu’on donne deux ou trois indications chaque matin, mais qu’on laisse surtout ses acteurs vivre, qu’on les regarde s’épanouir devant la caméra, et qu’on sait pouvoir se débrouiller le plus souvent au montage en piochant dans tous ces instants de vie qui auront échappé aux acteurs (l’usage de deux caméras par exemple, permet à un acteur paradoxalement de mieux oublier la présence de l’équipe technique).

On sent que Rozier intervient très peu dans le déroulement des scènes, sans doute pas beaucoup plus entre les séquences pour décider du “devenir” des personnages, et même probable que ces indécisions deviennent à l’intérieur même des séquences un moteur très efficace pour faire avancer l’action (« qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? »). Par exemple, quand on se réveille le matin, qu’on a faim, et qu’on ne trouve rien dans le frigo, c’est l’estomac qui parle, et on gueule parce qu’on a réellement faim. Des enfants seraient excellents dans ce type de direction d’acteurs, et c’est d’ailleurs ainsi qu’ils sont le plus souvent (bien) dirigés (parfois la direction est calamiteuse et ça passe encore : de mémoire, dans Mes petites amoureuses d’Eustache, rien n’est improvisé et on évite pourtant la catastrophe grâce à un découpage resserré et une logique d’ensemble).
Ces filles, ainsi que Menez, c’est ainsi que Rozier semble les diriger, comme des enfants dans un Pialat ou un Doillon. Au début, il semble au contraire avoir “dit” à ses actrices quelques fois ce qu’il voulait voir à l’écran, et sans que le texte soit pour autant écrit, ni par conséquent dit par cœur, ces demoiselles sont incapables de produire quelque chose d’aussi naturelle que ce qui viendra par la suite (le problème des introductions, c’est aussi qu’il faut aller vite, et quand il faut partir de Paris et que ce n’est pas le sujet, on ne peut pas y passer des heures, alors on dit à une actrice : « Là, tu donnes rendez-vous à ta copine pour le départ en vacances »).
Le ton est trouvé en fait dès que les filles montent la dune qui les mène à la villa : elles sont folles, elles s’amusent, et elles ne peuvent pas composer (jouer, tricher) une autre situation que celle qui leur est imposée (les valises, il faut bien les monter). Ce qu’on voit à l’écran, c’est ce qu’elles vivent précisément au moment de tourner. Le film installe une méthode de travail, s’ensuit quelques séquences à trois qui les décrivent bien mais qui ne font pas un film, et le coup de génie de Rozier intervient un peu plus tard avec l’arrivée de l’élément perturbateur que représente ce lourdaud de Bernard Menez. À toi les petites anglaises, semble lui dire Rozier. Sa présence au milieu de trois jeunes filles un peu folles, c’est tellement improbable que même au cinéma on ne pourrait y croire. Seulement on n’est pas au cinéma, on est dans la captation d’épisodes improvisés, et Bernard Menez est presque à lui seul l’incarnation de l’improbable à la française. Le lourdaud lover. Alors on y croit. Et parce qu’on a l’esprit mal tourné, on se marre de ce qui pourrait se produire. Lui y pense, elles aussi, et rien ne sera jamais dit (ni fait), et pourtant on voit bien par l’attitude, par des petites gestes de provocation, des insinuations, qu’on est en plein dedans et que tout le monde y pense ou le redoute. L’usine à fantasmes de Jacques Rozier.
Si le « couple » qu’il forme avec les trois actrices fonctionne, c’est qu’on attend une forme d’évolution, ou de conclusion, toute rohmérienne : entre ce freluquet cousin lunaire de Jean-Claude Dusse et trois fofolles retirées dans une villa loin des hommes. Va-t-il finalement se passer quelque chose ? Il y a ceux chez qui on cause et on le fait parfois — Rohmer —, et ceux chez qui… on en parle sans jamais conclure. Comme les bombes chez Hitchcock qu’on attend une heure qu’elles explosent et qui ne le font jamais. Jamais les personnages ne parlent réellement de ce pour quoi on attendrait qu’ils causent : du badinage rohmérien encore, il n’en est pas question ici, on ne fait que déceler l’intérêt qu’ont les uns pour les autres à travers leur comportement, leurs revirements, leurs caprices, et on ne peut faire que des conjectures sur leurs sentiments vu qu’ils ne les expriment jamais. Or, les sentiments qu’ils éprouvent les uns pour les autres, c’est précisément le sujet sous-jacent du film. Une fois que Bernard Menez apparaît (ou l’intrus Patrick), il ne s’agit plus d’un film de filles en vacances, mais de la plus vieille histoire du monde : avec laquelle va-t-il finir ? Par exemple, quand Gérard (Bernard Menez) quitte la villa, Caroline pleure et laisse entendre qu’elle l’aimait bien, elle. On n’en saura pas plus, mais c’est révélateur de sentiments de ces étranges créatures sur lesquels on ne pourra jamais que conjecturer. (Laisser le spectateur essayer de comprendre, imaginer des choses, c’est un peu le propre des grands films ; on n’aime pas qu’on nous mâche le travail).

Avant ça, quand le même Gérard casse une assiette et se plaint de la manière dont il est traité, il ne voit pas toute la sympathie, certes sans doute plus amicale qu’amoureuse, de Karine qui venait de l’appeler “chéri” et qui s’étonne de le voir si ronchon. Mais c’est que Gérard, lui, n’avait d’yeux que pour sa collègue Joëlle, qui…, de son côté, exprimera un peu plus tard expressément (mais une seule fois et sur la fin) qu’il le gonfle pour l’avoir toute l’année sur le dos.
Le film ne tombe jamais dans la comédie pure, et c’est une des grandes réussites du film : Menez ne cherche pas à être drôle, il est Bernard Menez, et les filles, tout comme nous, flirtent entre la franche moquerie, la sympathie bienveillante et l’exaspération face à un personnage pouvant se révéler à la fois encombrant et lunaire. On est en fait dans ce que cherchait à faire Rohmer sans y parvenir, une sorte de rencontre de la comédie et du drame proche de la réalité, révélatrice des petits travers de nos comportements. Rohmer impose des textes à ses acteurs qu’il est par ailleurs incapable de mettre en situation, alors que Rozier laisse faire et écrit probablement son film au montage (ça fait du boulot, il y avait cinq ou six monteurs au générique). Le talent sans doute de Rozier, c’est bien de savoir créer, lui, des situations : les acteurs ne font que passer devant la caméra, parce qu’ils ont toujours quelque chose à faire, un objectif qui dépasse le seul cadre du décor, et on le voit, ils sont toujours en train de bouger, changer de pièce, se préparer, agir, fuir (chez Rohmer, on se plante, et on papote comme chez Hélène et les garçons). Autrement dit, il se passe toujours quelque chose. Et on imagine que quand il ne se passait rien, qu’aucune situation ne se créait ou quand elles n’en valaient pas la peine, eh ben au montage, Rozier s’en débarrassait. Des séquences entières ont probablement fini ainsi à la poubelle. Dans ce type de cinéma, l’intérêt se situe bien plus à l’échelle de la séquence : soit la situation a un intérêt dramatique soit elle n’en a aucun et on en montre une autre. Un peu comme quand on monte nos films de vacances. Ce qui signifie parfois que quand un plan est raté (ou le son), on n’a parfois pas le choix et on garde, car la situation (et ce qu’elle implique) l’emporte sur la technique. C’est sans doute ce qu’il s’est passé quand, à la fin, Menez craque (selon la comédienne qui présentait la séance, son départ n’était pas prévu ainsi), obligeant Rozier à improviser à son tour une fin prématurée pour lui. (Ce qu’il aurait fait en lui demandant d’expliquer ses états d’âme et lui faisant dire qu’il allait partir. Une des rares séquences statiques, bavardes et explicatives du film.) Bien vu dramatiquement, sauf qu’on passe de l’improvisation dirigée à l’échelle de la situation à une improvisation dirigée à l’échelle du plan (quand « l’accident » alimente une situation déjà en place, c’est tout bon, mais quand il fait naître et oblige une autre situation, il pousse à passer à autre chose, et sans transition, parfois, ça peut être brutal). (C’est ce qui arrive également lors des exercices d’improvisation quand de mauvais acteurs cherchent à imposer leurs idées radicales et donnent un détour, parfois plusieurs, à une situation, au lieu de participer à une situation déjà en place). Ainsi, le gros plan de Bernard Menez à cet instant fait peine à voir parce qu’il surjoue et on ne voit plus rien de cette combinaison fascinante « acteur-personnage ». Le plan est complètement raté, mais Jacques Rozier est obligé de le garder au montage parce qu’il impose une évolution incontournable, le départ de Gérard (tout comme on est obligé de garder au montage la séquence expérimentale à l’arrivée dans la villa quand Karine parle face caméra du pot de chambre de sa grand-mère — le pot de chambre apparaissant dans une séquence ultérieure, Rozier est comme obligé de la garder au montage. On n’aura pas compris l’amusement qui suit quand le pot en question sera retrouvé dans un débarras.).
Des petits défauts qui ne portent pas à conséquence face au miracle réjouissant que peut offrir par ailleurs la vision du film. Faut voir Bernard Menez chahuté par son canasson sur la plage, ou parler aux poissons avant de les cuisiner (qu’il parle aux objets, aux animaux ou aux filles, c’est toujours le même Bernard Menez, la même sincérité, la même opacité). On peut être un acteur médiocre mais être un personnage à part entière. Quand on est cinéaste, il faut savoir l’apprécier, et l’exploiter, avant que l’acteur se rende compte de ce pour quoi il est employé. Une fois qu’il comprend pourquoi on le regarde, c’est fini, il se remet à jouer, à composer, et soit la magie s’évapore d’un coup, soit c’est carrément l’acteur qui prend la mouche. Alors oui, l’innocence lourde de Bernard Menez est un miracle dans le film, et c’est ce qui, exposé à une technique de travail idéale, contribue à la réussite de cette étrange entreprise.
Sur le montage encore, puisque Jacques Rozier fait le choix de ne garder que quelques séquences/situations, l’usage de l’ellipse est presque obligatoire et donne le rythme du film. Des 2h30, on ne voit rien passer parce que chaque scène est un nouveau commencement, le prolongement lointain de la scène qui précède. De nombreuses scènes évoquées manquent au montage : peut-être ratées, voire non filmées, mais on les devine entre les ellipses, elles existent au moins dans notre imagination, dans la représentation qu’on se fait de la chronologie des événements.
La deuxième scène de bateau en tête à tête n’est pas montrée par exemple, mais on voit directement ses effets sur le comportement de Karine, mécontente d’être tombée à la mer et que Patrick lui dise que c’était sa faute : aurait-on vraiment eu besoin de voir tout ça quand on avait déjà assisté à une scène de voilier ? La scène de pêche où Gérard cueille son énorme poisson n’apparaît pas plus au montage, mais on assiste, et c’est tant mieux, à la séquence qui en est la conséquence : Gérard aux fourneaux et le repas raté.
C’est Robert Bresson qui explique qu’il faut privilégier les séquences où on dévoile les conséquences, les effets, plutôt que les causes (ou avant) pour provoquer une suggestion et pousser le spectateur à imaginer ce qu’il ne voit pas.
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